Pauvreté et inégalité en Russie

  • Économie

L’ancienne patrie du socialisme est paradoxalement la championne en la matière.

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Pauvreté et inégalité en Russie

Les inégalités augmentent partout dans le monde mais dans ce domaine, la Russie, ancienne patrie du socialisme, pourrait bien remporter la palme d’or. Selon un récent rapport de Credit Suisse, 1 % de la population russe concentre 74,5 % des richesses nationales – et 10 % détiennent 89 % des biens. Ces chiffres sont considérablement plus élevés que dans n’importe quelle autre puissance étudiée (38 au total), loin devant les Etats-Unis ou la Chine. « Nulle part ailleurs la richesse n’est à ce point inégalement répartie, et cela a des implications dangereuses pour l’avenir politique de la Russie », relevait, le 3 janvier, le journaliste économique Boris Grozovski dans The Moscow Times.

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Si le début des années 2000 a été particulièrement bénéfique pour les ménages russes, dont la richesse moyenne a augmenté de huit fois entre 2000 et 2007, la croissance s’est peu à peu enrayée. L’économie est entrée en récession il y a deux ans, sous le double effet de la chute des prix du pétrole et des sanctions internationales, entraînant dans leur sillage le cours du rouble. La classe moyenne a été particulièrement touchée. Conséquence : l’indice Gini, une mesure statistique mise au point par l’Italien Corrado Gini servant à mesurer l’inégalité des revenus par pays, est le plus élevé, avec 92,3 %. La répartition est en effet sidérante : 93,6 % de la population possède un revenu annuel inférieur à 10 000 dollars (9 400 euros), 5,7 % perçoivent entre 10 000 et 100 000 dollars, 0,6 % plus de 100 000 dollars et 0,1 % plus de 1 million.

Un revenu annuel médian sous les 1 000 dollars

Plus saisissant encore : le revenu médian par adulte est inférieur à 1 000 dollars par an… Bien que la richesse globale de la Russie rivalise avec celle de la Norvège, de Hongkong, de Singapour ou de la Turquie, l’écart se creuse nettement quand elle est rapportée à sa population, plus nombreuse. Le Norvégien est ainsi trente fois plus riche que le Russe. « Le niveau actuel de la richesse des ménages russes par adulte est à peine supérieur à celui d’il y a dix ans », note l’institut de recherche de Credit Suisse. « La baisse des revenus des ménages est sans précédent », renchérit l’économiste Andreï Movtchan dans une longue analyse économique publiée le 10 janvier par le centre Carnegie Russie. En deux ans, le nombre de pauvres a augmenté de 14,4 %. « Seules l’Ukraine et l’Argentine ont connu un plus fort déclin », affirme Boris Grozovski.

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1De toute évidence, la crise financière de 1998 constitue un point de rupture dans la transition économique de la Russie et semble n’avoir eu qu’un impact de court terme. Elle a, par ailleurs, incité les autorités fédérales à réorienter la politique économique vers les transformations structurelles indispensables au bon fonctionnement de l’économie. Ainsi, depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, plusieurs réformes cruciales ont été engagées :
des pensions, du régime foncier, des impôts, du système financier, etc. [1].

2Aujourd’hui, le processus de rattrapage de l’économie semble véritablement enclenché. Entre 1999 et 2004, le PIB et la production industrielle ont progressé d’environ 40 % et, vers la fin de 2004, la Russie a retrouvé le niveau de PIB qui était le sien en 1992, au début de la transition. Le rebond spectaculaire de l’économie russe a été porté, dans un premier temps, par la dévaluation (à travers notamment un processus de substitution de la production nationale aux importations), puis, dans un second temps, par la hausse des prix du pétrole associée à l’augmentation régulière des volumes d’exportation de produits énergétiques.

3Si la croissance demeure largement dépendante de la conjoncture sur le marché des matières premières, elle est indispensable à l’amélioration du bien-être. Alors que l’ampleur de la dépression des années 1990 avait plongé de nombreuses familles dans une situation de paupérisation sans précédent [2], le retour de la croissance semble offrir de nouvelles opportunités aux populations les plus défavorisées.

Une réduction de la pauvreté

4Plusieurs sources statistiques sont disponibles pour évaluer l’ampleur de la pauvreté en Russie. Parmi elles, les Enquêtes sur le budget des familles du Goskomstat (Office national des statistiques) remontent loin dans le temps, puisqu’elles étaient déjà menées sous le régime soviétique. Elles restent aujourd’hui la source statistique officielle permettant d’appréhender les conditions de vie des ménages mais ne sont toujours pas mises à la disposition des chercheurs indépendants. Les enquêtes Russia Longitudinal Monitoring Survey (RLMS) ont été lancées en 1992 avec le début de la transition économique et ont permis de recueillir des informations détaillées sur les conditions de vie des ménages, à douze reprises jusqu’en 2005 [3]. Portant chaque année sur un échantillon de 4 000 ménages environ, représentatif à l’échelle nationale, les données RLMS constituent un instrument statistique précieux en vue d’appréhender l’évolution du bien-être, de la pauvreté et des inégalités en Russie.

5La mesure de la pauvreté est effectuée à partir du revenu des ménages. Celui-ci intègre les revenus salariaux, les transferts publics et privés (qu’ils soient monétaires ou non), ainsi que la valeur imputée de l’autoproduction et le produit des ventes d’actifs. Afin d’évaluer l’ampleur de la pauvreté, le revenu des ménages est comparé au minimum de subsistance, seuil de pauvreté hérité de la période soviétique et redéfini après l’éclatement de l’URSS. Dans le cadre des données RLMS, ce seuil étant ajusté en fonction de la composition démographique des ménages et des différences de prix entre régions, il présente plusieurs variantes [4].

Tableau 1

Ampleur de la pauvreté et des inégalités, 2000-2003

Ampleur de la pauvreté et des inégalités, 2000-2003

6Les différentes estimations regroupées dans le tableau 1 montrent que la pauvreté a connu une forte diminution entre 2000 et 2003. D’après les données RLMS, la proportion de pauvres a été quasiment divisée par deux pour être ramenée à moins de 12 % en 2003, cette tendance ayant, en outre, été régulière et continue. Les estimations officielles établies à partir des Enquêtes sur le budget des familles confirme cette observation, même si l’ampleur des ratios de pauvreté est plus importante. Une telle évolution découle avant tout du contexte macroéconomique qui, depuis 1999, se caractérise par une croissance dynamique. Or, parce qu’elle favorise l’accroissement du niveau de vie, cette dernière est une condition indispensable à la réduction de la pauvreté.

Une société fortement polarisée

7Même si la croissance est une condition nécessaire, elle n’est en aucun cas suffisante. Elle ne saurait en effet occulter l’existence d’inégalités. L’idée sous-jacente est que la croissance sera « pro-pauvres» si les plus défavorisés en retirent davantage de bénéfices que les autres, ou « pro-riches » si ce sont les personnes les plus aisées qui en profitent le plus. A l’extrême, un accroissement des inégalités peut amoindrir, voire réduire à néant l’effet favorable de la croissance. On parle alors de « croissance appauvrissante », dans la mesure où le creusement des inégalités est tel que la pauvreté s’accentue. L’évolution du coefficient de Gini présentée dans le tableau 1 met en évidence une tendance à la stabilisation des inégalités au cours de la période récente : en effet, d’après les données RLMS, après s’être réduites entre 2000 et 2001, elles ont recommencé à croître pour retrouver leur niveau antérieur en 2003. Si l’on se réfère aux Enquêtes sur le budget des familles, cette tendance est encore plus marquée. Autrement dit, sur l’ensemble de la période, la croissance ne s’est pas accompagnée d’une réduction des inégalités, ce qui semble indiquer que le processus de rattrapage n’est pas particulièrement favorable aux pauvres.

8En outre, les coefficients de Gini se maintiennent à un niveau élevé et les revenus sont toujours fortement concentrés dans la tranche supérieure de la population. Ainsi, en 2003, les 20 % de ménages les plus riches s’octroyaient 52 % du revenu total, alors que les 20 % les plus pauvres n’en recevaient que 4 %.

9Cette forte polarisation renvoie au débat sur l’existence d’une classe moyenne. Alors que celle-ci semblait avoir disparu avec la crise de 1998, elle se serait reconstituée dans les années ultérieures. Néanmoins, l’absence de profil type marquant l’appartenance à cette catégorie jette de sérieux doutes sur son importance, ceux-ci étant encore renforcés par le caractère très mouvant de la distribution des revenus dans cette zone intermédiaire. D’après le Centre d’étude du niveau de vie de Russie, 13 millions de personnes en 2004, soit 9 % de la population, pouvaient être considérées comme faisant partie de la classe moyenne, sur la base d’un critère de revenu. Selon une autre étude, réalisée par le Centre Carnegie de Moscou, cette classe moyenne, entendue comme une catégorie homogène à un instant donné, concernerait seulement 7 % de la population et regrouperait les familles dont tous les membres en âge de travailler ont un emploi, perçoivent des salaires supérieurs à la moyenne et se procurent des revenus complémentaires grâce à l’économie informelle [5].

Des catégories toujours fragiles

10Si la pauvreté semble marquer un recul, il n’en reste pas moins que certaines catégories de ménages restent particulièrement vulnérables. La pauvreté revêt tout d’abord une dimension géographique. D’une part, il existe de fortes disparités entre les villes et les campagnes.

11Même si le reflux de la pauvreté concerne à la fois les zones urbaines et rurales, force est de constater que ce mouvement est nettement plus marqué dans les villes. En d’autres termes, les écarts villes/campagnes tendent à se creuser. D’après les données RLMS pour 2003, la proportion de pauvres en milieu urbain était de 9,1 %, alors qu’elle approchait les 19 % dans les campagnes. D’autre part, si l’on s’intéresse à la répartition des revenus selon les grandes régions économiques [6], la situation semble plus homogène, la proportion de pauvres s’établissant à environ 10-11 % dans la plupart d’entre elles. Moscou et Saint-Pétersbourg présentent toutefois des ratios largement inférieurs à la moyenne nationale (moins de 4 % en 2003). Al’opposé, le Caucase-Nord, seule région où la proportion de pauvres avoisine les 20 %, est frappé par les effets déstabilisateurs de la deuxième guerre de Tchétchénie et des tensions qui gagnent progressivement l’environnement de la république indépendantiste.

12A côté de cette dimension géographique, la pauvreté correspond également à des critères socioéconomiques.

13Il apparaît notamment que le risque de pauvreté est fortement corrélé à la situation des ménages sur le marché du travail. Les familles touchées par le chômage sont particulièrement menacées [7]. Ainsi, parmi les ménages dont le chef est chômeur, le ratio de pauvreté atteignait plus de 35 % en 2003, traduisant l’incapacité du système d’indemnisation, instauré au début de la transition, à exercer un véritable rôle compensateur. Mais la pauvreté concerne également les actifs. En Russie le fait d’occuper un emploi ne signifie pas nécessairement qu’un salaire soit versé : les arriérés restent, en effet, un phénomène répandu qui contribue grandement à accroître le risque de pauvreté. Même si leur prévalence a sensiblement diminué, ils concernaient toujours près de 10 % des familles en 2003 parmi lesquelles l’incidence de la pauvreté s’élevait à 34 %. Autre catégorie fragile, celle des ménages dont le chef est employé ou ouvrier non qualifié : ils sont près de 15 % à être pauvres, contre environ 7 % pour les familles dont le chef occupe un emploi de cadre ou exerce une profession intellectuelle.

14En termes de composition démographique, enfin, il convient de souligner les difficultés rencontrées par les familles monoparentales. En 2003, plus d’un cinquième d’entre elles, où le seul parent présent était pratiquement toujours la mère, se trouvaient en situation de précarité. Cette fragilité provient de l’irrégularité avec laquelle est versée la pension alimentaire (quand il y en a une), mais s’explique également par l’insuffisance des prestations sociales [8].

15Par ailleurs, le risque de pauvreté est corrélé à la taille du ménage, celle-ci atteignant 3,2 personnes parmi les pauvres, contre 2,7 seulement chez les autres. Autrement dit, les familles nombreuses, parce qu’elles se caractérisent par un fort taux de dépendance à l’égard du système de protection sociale, présentent plus de risques de se trouver en situation de pauvreté que la moyenne. Ceci renvoie au cas bien précis des enfants, chez lesquels la pauvreté est une conséquence directe de la situation des parents et se manifeste généralement par une alimentation peu diversifiée et par des problèmes de santé. Elle explique également le nombre important d’orphelins. Sur les 663 000 enfants sans soutien parental recensés en Russie en 2000, moins de 20 % étaient des orphelins biologiques, c’est-à-dire des enfants dont les deux parents étaient décédés.

16Tous les autres étaient des « orphelins sociaux », soit parce qu’ils s’étaient enfuis du domicile familial, soit parce que leurs parents avaient été déchus de leurs droits compte tenu de leurs difficultés matérielles [9].

Le rôle limité des transferts publics

17En définitive, la fragilité de certaines catégories marque l’incapacité des politiques sociales, et plus particulièrement de la politique des transferts publics, à venir en aide aux plus démunis.

18Sous le régime soviétique, le système des transferts reposait sur la logique de l’assurance avec pour objectifs, d’une part, de compenser les interruptions dans le versement des salaires, liées, par exemple, à une maladie, à l’âge, à une situation d’invalidité et, d’autre part, de venir en aide aux familles dépendantes comme celles ayant des enfants [10]. Au sens strict, il ne répondait pas à une préoccupation d’assistance visant à accroître directement les moyens de subsistance des plus démunis, mais cherchait plutôt à proposer une aide aux familles, dans des circonstances spécifiques, à travers différentes prestations en espèces, comme les pensions, les congés maladie, les congés maternité, les allocations familiales, etc. La transition vers l’économie de marché a remis en cause trois caractéristiques de la société soviétique, à savoir l’emploi garanti, l’ampleur limitée des inégalités et la négation de la pauvreté. Le système de protection sociale est rapidement devenu incompatible avec le nouveau contexte économique et social marqué par l’apparition du chômage, le creusement des inégalités et l’extension de la pauvreté. Sa refonte s’imposait ; elle a néanmoins été réalisée de façon très progressive.

19Si l’ensemble des transferts publics russe s’inscrit dans la lignée du système d’assurance sociale soviétique, plusieurs dispositifs nouveaux ont été mis en place et d’autres ont été adaptés, afin de faire face aux bouleversements sociaux induits par la transition économique. Dans un premier temps, une allocation universelle a été instaurée en 1990 afin de venir en aide aux familles avec enfants. Ensuite, un décret de décembre 1993 (entré en vigueur le 1er janvier 1994) a décidé d’une simplification du système d’aides aux familles, dont le nombre a été réduit. Parallèlement les autorités ont institué en 1991 un système d’assurance chômage qui accorde des indemnités dégressives pendant un an à ceux qui se sont enregistrés auprès d’une agence pour l’emploi. Une allocation logement, attribuée sous condition de ressources, a été mise en place en 1993 pour permettre aux Russes de faire face à la hausse des loyers. Enfin, avec deux lois votées en 1995 et en 1998, les autorités fédérales ont jeté les bases de mécanismes d’assistance au profit des plus défavorisés, qui sont parfois soumis à un plafonnement des ressources mais, la plupart du temps, sont ciblés sur des catégories bien précises, et qui sont censés remplacer les aides accordées auparavant par les entreprises [11]. Ces prestations sont servies sous forme monétaire ou en nature et sont désormais gérées par les collectivités locales [12].

20En 2001, enfin, une vaste réforme du système d’assurance-vieillesse a été mise en œuvre, avec pour objectif non seulement de le rapprocher des normes européennes mais également d’assurer sa stabilisation financière. Depuis le 1er janvier 2002, il s’articule autour de trois piliers : une retraite de base par répartition selon l’ancien schéma [13], une retraite complémentaire dont le montant dépend des salaires perçus par les individus tout au long de leur vie active et une retraite par capitalisation constituée des contributions individuelles versées sur des comptes personnels. Malgré cette dernière innovation, la réforme est prudente et le nouveau système laisse la part belle au principe de solidarité entre générations.

21Au vu du tableau 2, le système de transferts pris dans son ensemble s’avère surtout favorable aux pauvres, en ce qui concerne à la fois le nombre de bénéficiaires et les montants moyens. En effet, la part des ménages pauvres recevant une aide de l’Etat atteint plus de 88 %, alors que cette proportion n’est que de 69 % pour les autres. Et le montant moyen des transferts perçus par les ménages pauvres est supérieur de 75 % à celui perçu par les autres familles.

Tableau 2

Accès des ménages pauvres et non pauvres* aux différents transferts

Accès des ménages pauvres et non pauvres* aux différents transferts

22Si l’on observe le détail des transferts, le caractère « pro-pauvres » du système s’explique en premier lieu par la part qu’y occupent les pensions [14]. La proportion de ménages bénéficiant d’une pension atteint 76 % parmi les plus démunis, contre 45 % dans le reste de la population et le montant des pensions servies aux premiers est également plus élevé. Ce résultat s’explique essentiellement par le fait que les données sont établies sur la base des revenus hors transferts. Dès lors, les retraités n’ayant que leur pension comme moyen d’existence sont forcément classés parmi les pauvres. Les pensions jouent donc un certain rôle régulateur, d’autant que leur montant est indexé sur les salaires et, par ailleurs, régulièrement revalorisé.

23L’allocation logement est également « pro-pauvres » en ce qui concerne le ciblage puisque 47 % des familles en situation de précarité en bénéficient.

24Néanmoins, cette efficacité relative, qui fait dépendre l’éligibilité d’une condition de ressources, doit être nuancée dans la mesure où les montants alloués restent très faibles.

25Les autres transferts sont nettement moins favorables aux familles pauvres, à la fois en termes de ciblage et de montants alloués. Premièrement, les prestations familiales profitent davantage aux non-pauvres et, bien que plus importants pour les pauvres, leurs montants sont extrêmement modiques.

26Deuxièmement, l’indemnisation du chômage demeure très rudimentaire : ainsi, en 2003, moins de 1 % des ménages en étaient bénéficiaires, alors que près de 7,5 % d’entre eux comptaient parmi leurs membres au moins un chômeur au sens du Bureau international du travail (BIT). Cet écart très important s’explique par le fait que les chômeurs n’ont guère intérêt à se faire enregistrer auprès des agences pour l’emploi : en effet, ils peuvent préférer rester indépendants dans leur recherche d’un emploi, ou bien ils exercent déjà ou souhaitent trouver une activité dans le secteur informel. Troisièmement, les mécanismes d’assistance ne jouent pas leur rôle dans le cas des familles les plus démunies, puisque moins de 8 % d’entre elles en bénéficient et que ces dernières se voient attribuer des aides insuffisantes pour vivre dignement. De plus, les erreurs (ou abus) dans l’attribution de ces prestations (des ménages non pauvres les perçoivent), sont loin d’être négligeables : près de 10 % des familles non pauvres ont droit à une aide sociale pour une raison ou une autre [15]. Il s’agit essentiellement de personnes qui bénéficiaient de privilèges sous le régime soviétique, au titre de leur mérite (anciens combattants, héros de la nation, personnes décorées d’un ordre honorifique, etc.) ou de leur appartenance à un secteur d’activité jugé prioritaire [16].

Stratégies de survie des ménages

27Compte tenu des imperfections du système de protection sociale, les Russes ont cherché, tout au long de la période de transition, à mettre en place des stratégies de survie, qui constituent, d’une certaine manière, un véritable filet de sécurité sociale informel face aux aléas économiques. Plusieurs d’entre elles peuvent être identifiées [17]. En premier lieu, les familles peuvent choisir de mobiliser leurs propres ressources, par exemple, en cultivant des légumes et des fruits sur une parcelle de terre ou en vendant certains actifs. En deuxième lieu, ils peuvent prendre un emploi complémentaire dans le secteur officiel ou exercer une activité informelle. En troisième lieu, les ménages les plus démunis, ayant des ressources ou un accès au marché du travail limités, peuvent faire appel à l’aide de leurs proches ou emprunter.

28Le recours à diverses stratégies visant à compenser la faiblesse des salaires et les insuffisances du système de protection sociale était déjà très répandu sous le régime communiste. La forte instabilité sociale de la période de transition n’a pas remis en cause ces pratiques qui restent aujourd’hui, malgré l’amélioration du niveau de vie, fortement ancrées dans la société russe. Si l’on se réfère au tableau 3, l’autoproduction et l’aide des proches apparaissent comme les modes d’adaptation les plus fréquents.

29Ainsi, aujourd’hui, une grande partie des familles russes (51,3 % d’après les données RLMS de 2003) disposent d’une parcelle de terre. Et si elles sont plus de 80 % dans les zones rurales, près de 50 % des ménages citadins possèdent également des potagers plus ou moins grands à la périphérie des villes où ils résident. L’aide des proches (en argent ou en nature) bénéficie à 30 % des ménages, avec un léger avantage pour ceux qui habitent en ville.

30L’importance de l’entraide pointe le rôle majeur joué par le réseau social que les familles constituent en leur sein et qui vient en quelque sorte se substituer à l’Etat, lorsque celui-ci est incapable d’assurer sa mission de protection sociale [18].

Tableau 3

Stratégies de survie des ménages, 2003

Stratégies de survie des ménages, 2003

31D’autres stratégies, moins répandues, permettent d’apporter un complément de revenu de manière épisodique ou régulière. Parmi elles, la cession d’actifs est assez fréquente dans les zones rurales avec la vente de bétail ou de volaille, alors que le recours à l’emprunt concerne plus de 13 % des ménages, aussi bien citadins que ruraux. Enfin, dans plus de 5 % des familles, un membre au moins occupe un emploi secondaire dans le secteur officiel, cette pratique étant plus répandue dans les villes où se concentre l’essentiel des opportunités d’embauche. Une autre source de revenu complémentaire peut venir du secteur informel qui, selon des estimations de la Banque mondiale aurait représenté 46,1 % du PIB en 2000 [19]. D’après les données RLMS, plus de 10 % des familles s’y procureraient une partie plus ou moins importante des leurs ressources, l’activité exercée dans ce cadre pouvant revêtir des réalités très diverses : ou bien, elle mobilise une personne à temps plein et a toutes les caractéristiques d’une affaire gérée pour son propre compte, ou bien elle vient en complément d’un emploi principal dans le secteur officiel et a trait, la plupart du temps, à la prestation de services, au commerce ou au troc.

32En définitive, la croissance a favorisé un certain recul de la pauvreté depuis 2000. La société russe reste toutefois fortement polarisée et la situation de précarité que connaissent de nombreux ménages traduit une certaine inefficacité de la politique sociale menée par l’Etat. Aussi la plupart des ménages cherchent-ils à diversifier leurs sources de revenus, par exemple, en cultivant un lopin de terre ou en sollicitant la solidarité de leurs proches. Afin de mieux répartir les fruits de la croissance, il semble indispensable d’améliorer l’effet redistributif du système des transferts publics, notamment par la mise en place de mécanismes d’assistance à même de protéger les individus touchés par la pauvreté. En particulier, les autorités doivent envisager d’augmenter sensiblement les montants des prestations allouées. C’est seulement à ces conditions que l’assistance sociale pourra jouer un rôle réellement efficace dans la lutte engagée contre la pauvreté.

Notes

  • (1)

    Voir G. Walter, « Tour d’horizon. Les réformes économiques en Russie », Le courrier des pays de l’Est, n° 1038, septembre 2003, pp. 14-23.

  • (2)

    Voir OCDE, Fédération de Russie, la crise sociale, OCDE, Collection Questions Sociales, Paris, 2001.

  • (3)

    Les enquêtes RLMS ont été conjointement gérées par le Goskomstat, l’Université de Caroline du Nord, le Centre russe de médecine préventive et l’Institut russe de sociologie avec l’assistance technique de la Banque mondiale et de l’Agence américaine pour le développement international. Voir le site Internet www. cpc. unc. edu/ rlms.

  • (4)

    Construit à partir des standards caloriques internationaux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le seuil minimum de subsistance correspond aux revenus nécessaires pour assurer le minimum nutritionnel et les besoins quotidiens d’un adulte (fioul, loyer, électricité, etc.). Dans le cadre des données RLMS, le seuil est pondéré par 0,6 pour les retraités et par 0,9 pour les enfants.

  • (5)

    Voir M.-P. Rey, A. Blum, M. Mespoulet, A. de Tinguy et G. Wild, Les Russes de Gorbatchev à Poutine, Armand Colin, Paris, 2005.En ligne

  • (6)

    Les huit régions économiques retenues sont Moscou–Saint-Pétersbourg, le Nord-Nord-Ouest, le Centre, le Bassin de la Volga, le Nord-Caucase, l’Oural, la Sibérie occidentale et la Sibérie orientale.

  • (7)

    Si le taux de chômage en Russie a connu une forte diminution depuis 1998, date à laquelle il atteignait 13,2 %, il se situait encore en 2004 à un niveau élevé (8,5 %). Voir Commission Economique pour l’Europe (ONU), Economic Survey of Europe, 2004, n° 2.

  • (8)

    M.-P. Rey et al., 2005, op. cit.En ligne

  • (9)

    Voir C. Lefèvre, « Enfance, famille et institutions en Russie au cours des années 90 : un aperçu des évolutions récentes », Revue d’études comparatives Est-Ouest, n° 34(2), 2003, pp. 83-108.

  • (10)

    Voir A. McAuley, Economic Welfare in the Soviet Union : Poverty, Living Standards and Inequality, University of Wisconsin, Madison, 1979.

  • (11)

    Durant la période soviétique, les entreprises d’Etat avaient pour mission de remplir des fonctions sociales en faveur de leurs salariés et des membres de leur famille, en leur donnant accès à un certain nombre de services : logement, crèches et garderies, chauffage, approvisionnement à prix subventionnés, transport, maisons de vacances, soins médicaux, etc. Pour plus de précisions, voir J. Klugman (ed.), Poverty in Russia : Public Policy and Private Responses, EDI Development Studies, World Bank, Washington DC, 1997.En ligne

  • (12)

    Au sujet des différentes formes d’assistance sociale en Russie, voir L. J. Gallagher, et R. J. Struyk, Strengthening Local Administration of Social Assistance in Russia, The Urban Institute, Moscow, 2001.

  • (13)

    L’âge de départ à la retraite en Russie est de 55 ans pour les femmes et de 60 ans pour les hommes. Pour une pension à taux plein, le nombre d’années d’activité requis est de 25 ans pour les hommes et de 20 ans pour les femmes. Le montant de base d’une pension est égal à 55 % du salaire moyen des deux années précédant le départ à la retraite ou d’une période de cinq ans d’activité continue. Un supplément de 1 % est accordé pour chaque année supplémentaire par rapport aux annuités requises jusqu’à ce que soit atteint un bonus de 20 %. Il existe une pension minimum correspondant au salaire minimum lorsque les conditions d’activité sont remplies. Sinon, le retraité perçoit une pension sociale égale aux deux tiers du salaire minimum.

  • (14)

    En 2003, la contribution des pensions au système de transferts publics a représenté 86 %, d’après les données RLMS.

  • (15)

    Voir World Bank, Russian Federation : Reducing Poverty Through Growth and Social Policy Reform, Report n° 28923-RU, Washington D.C, 2004.

  • (16)

    Ndlr - Une loi, adoptée le 22 août 2004, remplace les avantages en nature bénéficiant à différentes catégories de population (transports et médicaments gratuits, par exemple) par des compensations monétaires. Son entrée en vigueur en janvier 2005 a donné lieu à des manifestations monstres dans tout le pays. Les personnes s’estimant lésées étaient essentiellement des retraités, mais aussi des étudiants, des anciens combattants et même des « liquidateurs » de la catastrophe de Tchernobyl. Le président Poutine a rejeté la responsabilité de la « mauvaise gestion de la loi » sur le gouvernement, mais cette dernière n’en a pas moins été maintenue.

  • (17)

    Voir M.-P. Rey et al., 2005, op. cit. On pourra également se référer à S. Clarke, Making Ends Meet in Contemporary Russia : Secondary Employment, Subsidiary Agriculture and Social Networks, Edward Elgar, Cheltenham, and Northampton, 2002. La liste présentée ici n’est pas exhaustive, dans la mesure où elle ne retient que les principales stratégies visant à accroître les sources de revenu. Or, la modification de la structure des dépenses de consommation, tout comme la migration interne ou externe représentent d’autres composantes de ces stratégies.

  • (18)

    Voir L. Ovcarova et L. Prokofieva, « Pauvreté et solidarité familiale en Russie à l’heure de la transformation », Revue d’études comparatives Est-Ouest, n° 31 (4), 2000, pp. 151-182.

  • (19)

    Voir F. Schneider, Size and Measurement of the Informal Economy in 110 Countries around the World, Rapid Response Unit, World Bank, 2002. Voir : http ://rru.worldbank.org/ Documents/PapersLinks/informal_economy.pdf.

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L'économie est entrée en récession il y a deux ans, sous le double effet de la chute des prix du pétrole et des sanctions internationales 1 , entraînant dans leur sillage le cours du rouble 2. La classe moyenne a été particulièrement touchée. [...]

Quel est le niveau de vie en Russie ?

En Russie, le revenu moyen disponible ajusté net des ménages par habitant est estimé à 19 546 USD par an, soit un chiffre inférieur à la moyenne de 30 490 USD des pays de l'OCDE. En termes d'emploi, près de 70 % des 15-64 ans ont un travail rémunéré, un niveau plus élevé que le taux d'emploi moyen de l'OCDE de 66 %.

Comment se manifestent les inégalités entre Moscou et le reste de la Russie ?

À côté des nouveaux riches, il y a désormais les nouveaux pauvres : enfants des rues, retraités contraints de vivre dans la précarité avec une pension de misère, et puis il y a les SDF. Entre 20 000 et 40 000 sans-abri tentent de survivre dans la cité par des températures avoisinant les -20 degrés.